Article paru sur https://www.huffingtonpost.fr le 20/07/20
Le travail, c’est la santé, mais est-ce aussi le bonheur?
BIEN-ÊTRE AU TRAVAIL – Le bonheur, on peut imaginer que c’est la façon dont chacun conçoit d‘être heureux. Cette question relève-t-elle de la sphère professionnelle, dans le sens où elle est d’abord intime, et appartient à chacun d’entre nous? Est-ce à l’employeur de la poser? Peut-on souhaiter rendre ses salariés heureux, parfois malgré eux (ne l’oublions pas, l’enfer est pavé de bonnes intentions…)? Et enfin, y a-t-il une recette au bonheur?
Ma réponse est non, puisque le bonheur dépend d’abord de chacun d’entre nous, de la conception qu’il en a, et de sa propre structure émotionnelle.
Et donc, à ce titre, que penser du poste de Chief Happiness Officer apparu il y a quelques années et toujours présent dans certaines organisations? À mon sens il pose la question d’un risque déontologique: trouver, fabriquer son bonheur n’étant plus de la responsabilité de l’individu qui fait le choix de vivre heureux, mais de celle d’une tierce partie, subordonnée à l’employeur, le bonheur peut alors devenir l’objet d’une injonction de la direction. Il risque ainsi d’être complètement dénaturé, fruit d’une idéologie et instrument d’une prise de pouvoir sur les individus.
Recherche du bonheur à tout prix
De façon très paradoxale, si l’on n’y prend garde, de la recherche du bonheur au travail à tout prix il peut résulter une véritable déshumanisation du rapport à celui-ci. Paradoxe, vous avez dit?
L’autre dérive possible, c’est de faire du CHO le “détenteur de la patate chaude”. Faire reposer sur les épaules d’une seule et unique personne le bonheur ou plutôt l’épanouissement (car c’est le mot juste en réalité) de ses collaborateurs… et par la même, déresponsabiliser totalement le management en la matière. Aussi, à une organisation intégrant un CHO, ne vaudrait-il pas mieux faire sans et s’assurer que cette responsabilité est répartie équitablement entre employeurs, management et chacun des individus qui composent l’organisation?
En revanche, si le CHO est, avec le management, au service de la mise en place des conditions de base permettant l’épanouissement au travail, alors, la fonction a entièrement sa place dans une organisation.
Car il existe en effet des conditions de base qui rendent possible l’épanouissement de l’être humain au travail, et qui sont à la main des employeurs.
Le travail, c’est la santé
Rappelons tout d’abord que le travail est indispensable à la santé de l’homme.
En effet, grâce à son activité, quelle qu’elle soit, et que j’assimile ici au travail, l’être humain se confronte au réel, et prend conscience de ses limites. Ce faisant, selon le désir qui l’anime, il cherche à dépasser ces limites, et non seulement acquiert de nouvelles compétences, mais façonne aussi son identité.
En effet, notre identité est continuellement en évolution, selon nos expériences, et le désir que nous investissons. Le travail est donc l’une des voies majeures de l’accomplissement de soi.
La question est donc: comment laisser à chaque être humain au travail un espace de liberté suffisant pour qu’il puisse investir son désir? Quelle organisation du travail mettre en place qui permette cela, qui donne suffisamment de marges de manœuvre et de pouvoir d’agir à chacun?
A minima, voici les conditions qui permettent d’assurer la santé mentale au travail, c’est-à-dire à l’épanouissement de chacun dans son job:
- La reconnaissance du BEAU travail (je reçois un jugement de beauté, “je travaille selon les règles de l’art, en professionnel”)
- La reconnaissance du BON travail (je reçois un jugement d’utilité “ce que je fais est utile pour la boîte, l’institution, la société *…)
- La latitude décisionnelle (je dispose de marges de manœuvre, j’ai la capacité de prendre des décisions et des initiatives à mon niveau d’intervention)
- Le soutien social (je donne et je bénéficie d’entraide et de convivialité, l’être humain est un être de relations **)
L’intervention en développement managérial et des organisations doit tenir compte de ces critères, et permettre à ces quatre dimensions d’exister le plus possible dans le fonctionnement collectif. Cela implique, par exemple pour la reconnaissance du beau travail, de créer des “espaces” entre pairs d’un même métier (temps dédiés via des réunions, des séminaires ou conventions, des sessions de brainstorming, etc.…). À l’heure du télétravail généralisé, ce point constitue un challenge. La latitude décisionnelle, elle, dépendra évidemment du processus hiérarchique (est-on dans une organisation du travail très taylorisée? Ou au contraire, plus horizontale, faisant la part belle à l’autonomie et la prise d’initiative?).
Ce n’est pas facile, car cet impératif d’accomplissement de soi (autrement dit, de Sens de la vie, comme l’a si bien décrit Viktor Frankl) se confronte, dans nombre de situations professionnelles, aux logiques collectives des groupes, et des organisations qui ont, elles aussi, leurs impératifs, comme tout organisme vivant.
Quel équilibre trouver entre logiques collectives et initiative individuelle?
Et comme ce paradoxe ne suffit pas, il faut en plus concilier également cet impératif individuel avec la logique gestionnaire et de productivité. Quel équilibre trouver entre logiques collectives et initiative individuelle? Quelle organisation d’entreprise mettre en place? Quel management?
La fonction RH est au cœur de cette complexité. Sans nier les tensions, il s’agit pour elle de bâtir les systèmes organisationnels qui permettent les meilleurs compromis, créent les meilleures potentialités, de façon durable. C’est ce qui rend notre métier si passionnant.
Alors, quel dommage de le voir souffrir d’une image aussi écornée que celle de simple “porte-voix” de la direction! Il y a encore beaucoup à faire pour qu’il reprenne sa juste place en entreprise et qu’on laisse les coudées franches aux RH pour œuvrer dans le meilleur intérêt général…!
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* La reconnaissance du beau et du bon travail, des concepts développés par le psychiatre et spécialiste en psychodynamique du travail, Christophe Dejours.
** Cf le diagramme de Karasek, un outil se basant sur la latitude décisionnelle et le soutien social dont bénéficie l’individu en entreprise pour mesurer son niveau de stress.
Liens vers l’article : https://www.huffingtonpost.fr/entry/le-bonheur-a-t-il-vraiment-sa-place-en-entreprise-blog_fr_5f1160c0c5b619afc3fffcd1?utm_hp_ref=fr-homepage